Histoire de la psychochirurgie - Partie I

Les prémices d’une chirurgie de l’esprit

La « pierre de folie » au Moyen Âge : un mythe pictural ?

"L"extraction de la pierre de folie" par Jérome Bosch - Musée du Prado
"L"extraction de la pierre de folie" par Jérome Bosch - Musée du Prado

En 1170, dans son ouvrage Practica Chirurgicae, Roger de Parme professe que pour la mélancolie, une incision en croix est faite au sommet de la tête et le crâne est pénétré afin de libérer les « humeurs nocives ». Néanmoins, les écrits semblables demeurent rares et la fin du Moyen Âge livrera, avant tout, des témoignages picturaux du traitement de la maladie mentale par la trépanation.

 

De nombreux peintres reproduisent l’excision de la « pierre de folie », dont l’origine renvoie à l’imaginaire et au symbolisme d’une époque où l’analogie jouait un grand rôle en thérapeutique. Le tableau de Hieronymus Bosch intitulé, précisément, « L’extraction de la pierre de folie » est l’exemple le plus connu et mérite, à ce titre, que l’on s’y attarde (figure ci-contre). On y voit, au milieu d’un paysage d’été, un chirurgien-barbier qui extrait un objet du crâne d’un homme assis. Un moine et une religieuse observent l’intervention. Le chirurgien est représenté avec un entonnoir de savoir en guise de couvre-chef, le définissant ainsi comme médecin des fous. Curieusement le chirurgien, contrairement au titre de l’œuvre, extrait de la tête du malade non pas une pierre mais une tulipe.

 

L’inscription en lettres gothiques qui légende l’œuvre se traduit par « Maître ôte la pierre, mon nom est Lubbert Das », un nom flamand désignant une personne simple d’esprit. Cette représentation laisse suspecter l’intention allégorique du peintre de dénoncer la tromperie faite aux malades. Cette lithotomie, selon sa dénomination médicale, appartenait, à l’époque de Bosch, à l’arsenal des remèdes « psychiatriques ». La folie, symbolisée par ce caillou, était censée disparaître au moment de l’extraction de la fameuse pierre. Dans l’imaginaire populaire, guérir la folie revenait à extirper ce corps minéral. Geste thérapeutique, charlatanisme, symbole, fiction artistique... l’opération de la pierre de folie reste énigmatique.

 

En dépit de nombreuses toiles reprenant ce thème, notamment parmi les écoles hollandaises et flamandes des XVe et XVIIe siècles, on ne retrouve aucun texte médical traitant de la question, les seules sources demeurant iconographiques. On peut néanmoins considérer qu’il s’agissait d’une intervention superficielle et non d’une chirurgie intracrânienne. Une incision verticale était pratiquée au milieu du front ou du cuir chevelu et, après cette coupure, le soigneur, par un tour de passe-passe, faisait apparaître une petite pierre afin de prouver au patient la complète réussite de l’intervention. On y verra, bien sûr, une forme de charlatanisme, mais l’on peut aussi s’interroger sur une exploitation, avant l’heure, de l’effet placebo. Cet effet, ignoré à l’époque, a pu être à l’origine de certains succès et contribuer à la propagation de cette pratique.

 

Si les connaissances neurologiques et neuroanatomiques continuèrent de progresser entre l’époque médiévale et le XIXe siècle, les témoignages sur d’éventuelles interventions chirurgicales à visée psychique sont rares. Mentionnons tout de même Robert Burton qui, dans Anatomy of Melancholy en 1621, défend la perforation du crâne afin d’en laisser échapper les « fuliginous vapors », et Thomas Willis, célèbre anatomiste d’Oxford, qui recommande en 1664 dans Cerebri Anatome, en plus de l’administration de l’herbe de St John’s Wort, la trépanation pour traiter la mélancolie sévère. Quoique abondamment peintes, ces chirurgies connurent, néanmoins, des pratiques limitées compte tenu de la lourde mortalité dont elles étaient grevées.


Le XIXe siècle et les premières observations scientifiques

D’Hippocrate à la fin du XIXe siècle, la chirurgie crânienne ne fera presque aucun progrès, et il faudra attendre 1887 et le Britannique Victor Horsley puis l’Américain Harvey Cushing, pour que naisse la véritable neurochirurgie. Elle se développera grâce à « l’édification d’une médecine du système nerveux de plus en plus précise dans ses fondements anatomiques, physiologiques et cliniques, permettant ainsi de comprendre pourquoi et comment on doit aborder telle ou telle région et clinique de l’axe encéphalo-médullaire ».

 

L’aire pasteurienne créera les conditions propices en autorisant l’ouverture de la méninge avec un risque moindre d’infection postopératoire. Les travaux de Paul Broca et de Carl Wernicke, ainsi que l’accumulation d’observations cliniques de traumatisés crâniens et de comptes rendus d’autopsie, allaient permettre de préciser les fonctions du cortex cérébral, établissant un lien indiscutable entre certaines lésions cérébrales et des modifications comportementales.


Phineas Gage, le plus célèbre accidenté de la médecine

Crâne de Phinéas Gage et la barre à mine ayant emportée son lobe préfrontal
Crâne de Phinéas Gage et la barre à mine ayant emportée son lobe préfrontal

L’exemple le plus cité demeure celui de Phinéas Gage, même si l’on peut douter de sa réelle influence dans l’avènement de la psychochirurgie. En 1848, travaillant sur un chantier ferroviaire, ce jeune contremaître, sociable et réservé, manipule de la poudre à l’aide d’un bourroir. La charge explose involontairement, propulsant la barre à mine au travers de la partie frontale de son crâne (figure ci-contre). Le miracle tient au fait que l’homme survécut à l’accident et ne perdit rien de ses facultés intellectuelles, du moins en apparence. Mais après son accident « Gage n’était plus Gage ».

 

 Il terminera les douze années de son existence dans un état de désinhibition comportementale le rendant incapable de prendre des décisions posées et réfléchies.

 

Au travers de cette observation, et de dizaines d’autres, l’idée de modifier le comportement par une lésion cérébrale faisait son chemin tandis que, dans le même temps, les aliénistes rivalisaient d’imagination devant l’incurabilité de leurs patients.


Gottlieb Burckhardt, un psychiatre-chirurgien

Gottlieb Burckhardt à Préfargier
Gottlieb Burckhardt à Préfargier

Le précurseur de la psychochirurgie est probablement le téméraire Gottlieb Burckhardt (photo ci-contre), aliéniste de l’hospice de Préfargier en Suisse qui, le premier et sans être chirurgien, s’attaquera au cerveau humain afin d’en « extirper le mal à la racine » et d’agir ainsi directement sur les troubles mentaux, son but avoué étant « de transformer les déments agités en déments calmes ». En 1891, il publiera six observations de ses malades opérés pour psychose.

 

Se basant sur les connaissances physiologiques de son époque, en particulier les travaux de Mairet montrant que les patients souffrant d’hallucinations auditives sévères possédaient des lobes temporaux hypertrophiés, il émet l’hypothèse que l’hyperactivité d’un centre sensoriel serait à la base de l’agitation.

 

Il en conclut la possibilité de déconnecter le centre perturbateur en excisant une parcelle du cortex cérébral. Les malades opérés comptent parmi des patients chroniques pour qui les traitements de l’époque ont échoué et dont l’excitation psychomotrice rend la vie asilaire problématique. Ces interventions, pratiquées sous anesthésie générale après préparation à la morphine, sont exécutées par Burkhardt lui-même, avec l’aide de son médecin adjoint. D’une durée de deux à quatre heures, elles débutent par la taille d’un volet crânien puis il excise, à l’aide d’une curette, une dizaine de grammes de cortex essentiellement temporal ou parfois frontal.

 

On dispose de peu de détails concernant les suites opératoires, et notamment les très probables déficits neurologiques. On sait seulement que l’un des opérés succomba six jours après l’intervention au milieu de convulsions, tandis qu’un second présenta une crise d’épilepsie jugulée par les bromures. Un autre de ses malades, sorti un an après l’intervention, se suicida peu de temps après. Il semble que les trois autres malades présentèrent une accalmie de leurs troubles. Les travaux du psychiatre suisse, présentés au congrès médical de Berlin en 1889, furent désapprouvés par ses collègues. Le psychiatre français Sémelaigne s’indignera : « Quelles seront les limites de cette frénésie chirurgicale ? Parce qu’un malade donne des coups de pied, ira-t-on lui enlever le centre moteur des membres inférieurs ? ».

 

Les tentatives d’un neurochirurgien de Saint-Pétersbourg, l’Estonien Lodovicus Puusepp entre 1906 et 1910, consistant en des sections dans la substance blanche frontopariétale pour calmer l’agitation de trois patients maniaques ou épileptiques restèrent, elles-aussi, sans lendemain . En 1907, le chirurgien français E. Doyen7 défend, devant la Société d’Hypnologie et de Psychologie, l’idée d’un geste de craniectomie décompressive chez les enfants arriérés afin, estime-t-il, de libérer le cerveau de son carcan osseux. Il allègue de résultats opératoires « rapides et surprenants » .


Les thérapies de « choc » de la psychiatrie

Les asiles étaient alors d’immenses garderies : la douche et les bromures — de potassium ou de camphre — constituaient à peu près tout l’arsenal thérapeutique ; aux furieux, on réservait la camisole de force voire la cellule capitonnée de luxueux établissements privés. Des pratiques audacieuses ont vu le jour en raison du nihilisme thérapeutique qui dominait la psychiatrie de l’époque. Cette période connaîtra la malariathérapie, proposée en 1917 par J. Wagner-Jauregg chez des malades souffrant de troubles neuropsychiatriques liés à la syphilis.

 

Ce neuropsychiatre autrichien avait observé que l’état des patients atteints de cette affection s’améliorait lors des accès fébriles. Son traitement consista alors en l’inoculation du paludisme, maladie choisie en raison de sa fièvre et contrôlable par la quinine. Cette « impaludation », pratiquée jusqu’à la découverte des antibiotiques, valut à son auteur le prix Nobel de médecine en 1927, le seul jamais décerné à un aliéniste. La même année, un psychiatre polonais, M. Sakel, proposera de traiter des malades psychotiques en les plongeant dans le coma par injection d’insuline. Il y voit là le futur de la psychiatrie. Ces patients seront progressivement réveillés de leur coma hypoglycémique souvent accompagné de crises d’épilepsie, par un « resucrage » progressif dans un contexte de maternage infirmier. L’objectif de ces « cures de Sakel », en vigueur dans nos hôpitaux jusque dans les années 1960, était de réaliser une dissolution temporaire de la conscience. On considérait qu’à la phase de réveil le sujet était apaisé et psychiquement disponible pour une psychothérapie. Quelques années auparavant, des chocs « colloïdoclasiques » ou des « pneumochocs » avaient été également tentés mais tournèrent court en raison des complications et de leur absence d’efficacité.

 

En 1934, le psychiatre hongrois L. von Meduna, partant du présupposé qu’il existait un antagonisme entre épilepsie et schizophrénie, provoquait des convulsions par une injection d’un tonicardiaque, le Cardiazol® . Cette thérapie de choc donna des résultats favorables pour un faible pourcentage de malades psychotiques, mais fut rapidement aban- donnée en raison de convulsions parfois sévérissimes. L’idée, néanmoins, se dessinait que les convulsions pouvaient être à l’origine des améliorations cliniques.

 

Au début du siècle, Babinski à la Salpêtrière, chez une mélancolique pour qui toutes les thérapeutiques (hydrothérapie, opium, hautes doses de belladone) avaient échoué, administra une série d’« électrisations voltaïques de la tête », et conclura : « Je dirais d’une manière vague que cet agent a modifié l’orientation du cerveau, a produit un déclenchement qui a ramené l’équilibre ». En 1938, Cerletti, de l’université de Rome, inspiré des travaux précédents, eut l’idée, pour provoquer ces convulsions, de remplacer le Cardiazol® par l’application d’une décharge de courant électrique. Il réalisa chez un patient schizophrène onze séances d’électrochocs avec un résultat spectaculaire. Cette technique d’électroconvulsivothérapie (ECT), dite encore sismothérapie, se répandit rapidement. Dès 1940, suite au constat que les contractions musculaires n’avaient aucun bénéfice thérapeutique, le curare fut utilisé durant ces séances comme myorelaxant. De nos jours, de ces différentes thérapeutiques de « choc », la sismothérapie reste la seule à être encore en vigueur. L’ECT s’est perfectionnée, et se déroule dorénavant sous anesthésie générale et curarisation. On la réserve, dorénavant, à certains patients souffrant de dépressions sévères ou de mélancolies délirantes avec, nous y reviendrons11, des résultats satisfaisants.

 

Dans le même temps la psychiatrie s’est transformée, dépassant le stade philosophique, elle s’est pliée aux règles générales de la médecine. Certains troubles psychiques ont été rapportés à une étiologie précise dont la connaissance a rendu possible la guérison d’un nombre croissant de malades. C’est ainsi que le traitement de la paralysie générale, la méningoencéphalite diffuse syphilitique, s’est trouvé amélioré par des « impaludations » ou la « pyrothérapie ». Des psychoses d’origines endocriniennes, toxiques, carentielles ou infectieuses ont été décrites, tandis que Baruk obtenait la guérison de syndromes catatoniques d’origine « colibacillaire ». La découverte du Luminal® et des autres anticonvulsivants a « permis de libérer de l’asile de nombreux épileptiques avec troubles mentaux ou tout au moins de les soustraire à l’hébétude du bromure » relate Puech — fondateur, en 1939, du service de « neuro-psycho-chirurgie » à l’hôpital Sainte-Anne — dans son Introduction à la Psychochirurgie.

 

Sur un autre plan, les découvertes de Freud et la pratique de la psychanalyse ont renouvelé de fond en comble la psychothérapie classique et donné une orientation nouvelle au traitement des névroses.

 

 Dr Marc Lévêque ® (Illustration Chapodesign) - Extrait de Psychochirurgie aux Ed. Lavoisier

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