Anatomo-physiologie de la chirurgie de la douleur

Par le Pr Serge Marchand 

Faculté de médecine, université de Sherbrooke et CRCELB-CHUS, Québec, Canada

Introduction

L’idée que l’on se fait de la douleur a évolué avec l’avancement de nos connaissances de l’anatomie et de la physiologie. Avant ces connaissances, nous avions une vision mystérieuse de la cause de la douleur qui était perçue comme le « mal » qui entrait à l’intérieur de nous. C’est ce qui explique que les approches pour soulager la douleur consistaient fréquemment en différents rituels d’excision, comme la saignée ou l’utilisation des ventouses. Il faudra attendre les travaux de Descartes au XVIIe siècle, pour que soit proposé un système de communication entre la peau et le cerveau, permettant ainsi le transport de la stimulation nociceptive jusqu’à la conscience [1]. Il s’ensuit une évolution de nos connaissances sur le système nerveux périphérique et central qui confirme que l’information nociceptive passe bien de la périphérie au cerveau par des voies spécifiques. Dans la quête pour vaincre la douleur, on peut distinguer deux évolutions parallèles : d’une part, les théories de la douleur, représentations scientifiques tributaires du savoir neurophysiologique et, d’autre part, l’évolution des traitements fondée sur l’expérience. Dans ce dernier cas, c’est l’expérience empirique qui prédomine, sans qu’on comprenne nécessairement ce qui se produit, tantôt conduisant aux comportements superstitieux et tantôt jetant les bases de traitements que la science parviendra plus tard à expliquer.

 

Chirurgie de la douleur : interruption des voies nociceptives

Niveaux des chirurgies de la douleur
Niveaux des chirurgies de la douleur

La chirurgie de la douleur a initialement été fondée sur l’interruption des voies afférentes nociceptives. Elle repose sur la théorie de la spécificité. En fait, le principe était fort simple : il s’agissait de trouver les voies responsables des afférences de la région douloureuse et d’en interrompre la conduite par une section chirurgicale. Au fur et à mesure que les connaissances neuroanatomiques s’étendaient et que les techniques chirurgicales se raffinaient, les chirurgies devenaient de plus en plus précises, laissant intactes les fonctions motrices et même la perception des informations non douloureuses. Il y avait néanmoins un piège. Même une fois toutes les afférences d’une région éliminées, certains patients continuaient à percevoir leurs douleurs. Pis encore, elles étaient souvent augmentées. Le concept de douleur d’origine centrale venait d’être mis en évidence. Un exemple de douleur d’origine centrale est la douleur fantôme post-amputation. Chez certains patients, il subsiste, à la suite de l’amputation d’un membre, une proprioception de ce membre fantôme. Le patient chez qui une jambe a été amputée à la cuisse décrira la position de son pied, sa température ou un chatouillement à l’orteil. Le drame survient quand la sensation ressentie dans le membre fantôme est une sensation de douleur intense. Il a été proposé que la douleur provienne du névrome d’amputation, cette repousse anarchique des fibres nerveuses du nerf sectionné. Il s’agissait alors de faire l’interruption chirurgicale des afférences un peu plus haut dans le système nerveux central (radicotomie postérieure) ou encore plus haut – la cordotomie – ou ultimement, la lésion des afférences au thalamus. Même si, théoriquement, ces interventions semblent raisonnables, les résultats peuvent être décevants. Il arrive trop fréquemment que les patients continuent de ressentir leurs douleurs où même qu’elles s’exacerbent. Il est maintenant bien documenté que les douleurs fantômes sont des douleurs d’origines centrales. La douleur fantôme n’est qu’un exemple car le développement de douleurs centrales peut être la cause de plusieurs types de douleurs qui pourront avoir débuté par des douleurs nociceptives. Comme nous le verrons un peu plus loin, la sensibilisation centrale semble jouer un rôle important dans plusieurs types de douleurs chroniques. Cette distinction entre douleur nociceptive et neurogène est importante puisqu’il est fréquent que, même pour des tableaux cliniques comparables, les douleurs nociceptives et neurogènes ne répondent pas de façon favorable aux mêmes traitements.

 

Psychochirurgie

Même si elle n’a pas initialement été développée pour le traitement de la douleur, mais plutôt pour le traitement de problèmes psychiatriques, la psychochirurgie a aussi été utilisée pour soulager des douleurs récalcitrantes aux approches conventionnelles. L’une des premières psychochirurgies remonte au début des années 1930, il s’agit de la lobotomie. Bien que les bases scientifiques de son origine soient pour le moins controversées, cette approche chirurgicale assez drastique a été pratiquée sur des dizaines de milliers de patients avec des résultats mitigés. Notons que, malgré le fait que cette approche n’a pas été développée pour le traitement de la douleur, elle a quand même servi cette cause. Les résultats de la psychochirurgie sur la douleur permettent de saisir la complexité des composantes sensorielles et émotives de la douleur qui, comme nous le verrons, reposent sur des régions neuroanatomiques différentes et complémentaires. La lobotomie frontale a donc été introduite auprès de patients souffrant de douleurs chroniques irréversibles, comme les douleurs cancéreuses. Il est intéressant de constater qu’elle ne semble produire que peu de changements sur la perception de l’intensité de la douleur, mais que le patient devient passablement indifférent à cette douleur. Un patient ayant subi une lobotomie frontale pour une douleur chronique rapportera que la douleur est la même, mais qu’elle ne le dérange plus. Néanmoins, comme pour les autres approches chirurgicales, l’effet n’est pas permanent. La perception de l’aspect désagréable de la douleur réapparaît progressivement tandis que les effets sur la personnalité et les réponses émotives du patient seront permanents.

 

Stéréotaxie et cibles précises

Suite à des succès mitigés de l’interruption des voies nociceptives pour soulager la douleur et grâce au raffinement de la neurochirurgie, les techniques stéréotaxiques ont permis de rejoindre des cibles plus précises du système nerveux central. Par exemple la cingulotomie, une approche psychochirurgicale qui consiste en une lésion bilatérale du cortex cingulaire antérieur, est quelquefois utilisée dans les chirurgies de la douleur. Le cortex cingulaire est une structure du système limbique qui est aussi engagée dans la perception de la douleur, principalement dans la composante affective de la douleur. Cette chirurgie est généralement réalisée chez des patients présentant des symptômes maniaques importants ou des dépressions majeures qui ne répondent pas aux traitements conventionnels, mais elle semble aussi être efficace pour réduire la douleur. Il existe d’autres cibles de la psychochirurgie qui peuvent parfois être utilisées pour le soulagement de la douleur et qui seront vues plus en détail dans les autres chapitres de ce livre.

 

En résumé, les approches chirurgicales lésionnelles ne donnent pas l’impression de répondre adéquatement et de façon permanente à la douleur chronique, sauf dans de rares exceptions chez des patients présentant des pathologies très particulières. D’ailleurs, elles ont tendance, de plus en plus, à être remplacées par la neurostimulation, c’est- à-dire la stimulation de zones du système nerveux central pour activer les systèmes endogènes de contrôle de la douleur.

Neurostimulation

En plus des techniques de stimulation du système nerveux périphérique, comme la stimulation nerveuse transcutanée (TENS), il existe des approches de neurostimulation qui exigent l’intervention neurochirurgicale pour l’installation de l’électrode de stimulation dans des régions ciblées du système nerveux central (SNC). Des techniques de neurostimulation ont été développées dans le but d’interrompre le signal nociceptif ou de recruter les mécanismes inhibiteurs au niveau du système nerveux périphérique5 somatosensoriel – afférences sensorielles –, le système nerveux autonome – stimulation vagale –, les cordons postérieurs de la moelle, les noyaux sensoriels du thalamus et plusieurs régions corticales.

 

Afin de comprendre le choix des approches chirurgicales ou de neurostimulation pour le traitement de la douleur, il est nécessaire de comprendre l’organisation des structures du système nerveux central, de l’origine du message nociceptif jusqu’à la perception de la douleur.

 

Neuroanatomie et neurophysiologie de la douleur

La douleur est un phénomène complexe qui regroupe des composantes sensorielle, cognitive et affective. L’expérience douloureuse est donc la résultante d’une interaction entre ces composantes. L’évolution des connaissances sur les bases neurophysiologiques de la douleur permet de mieux saisir la complexité du phénomène douloureux. Il est maintenant bien connu que, de la stimulation nociceptive jusqu’à la perception, il y a toute une série de mécanismes endogènes qui influencent notre expérience de la douleur. Ces mécanismes endogènes – excitateurs et inhibiteurs – augmentent ou réduisent le signal nociceptif, ce qui se traduit en plus ou moins de douleur. Une vision purement linéaire n’est donc pas adéquate pour comprendre la douleur ou pour expliquer comment une douleur peut apparaître ou même persister sans blessure apparente. Afin de bien comprendre la neurophysiologie de la douleur, il faut s’intéresser aux voies afférentes qui conduisent l’influx nociceptif de la périphérie vers les centres supérieurs, mais il faut aussi porter une attention particulière aux mécanismes endogènes de modulation de la douleur qui se retrouvent à tous les niveaux du système nerveux central.

 

Nous aborderons les mécanismes des différentes étapes du transport de l’information nociceptive avec une emphase sur les mécanismes endogènes de modulation de la douleur afin d’illustrer comment les approches neurochirurgicales de la douleur viennent s’appuyer sur notre compréhension de ces bases neurophysiologiques en tentant d’interrompre les afférences nociceptives ou encore de recruter les mécanismes inhibiteurs endogènes de la douleur.

 

De la stimulation nociceptive à la perception de la douleur

La voie des informations nociceptives
La voie des informations nociceptives

Le transport du signal nociceptif passe par plusieurs étapes avant d’atteindre les centres supérieurs et de permettre la perception de la douleur. Comme nous pouvons le voir (Figure ci-contre), une stimulation nociceptive activera des nocicepteurs qui conduiront l’information nociceptive, par le premier neurone ou neurone primaire, jusqu’aux cornes postérieures de la moelle. Une fois l’information arrivée dans les cornes postérieures de la moelle épinière, il y aura un premier contact synaptique avec le deuxième neurone ou neurone secondaire. Ce dernier traversera immédiatement la moelle en passant sous le canal de l’épendyme pour former les voies spinothalamique et spinoréticulaire, situées en position ventrolatérale par rapport à la moelle. Il conduira ensuite l’information jusqu’à différents noyaux du thalamus somatosensoriel, où il établira un contact synap- tique avec le troisième neurone ou neurone tertiaire. Il est important de retenir que le neurone secondaire fera aussi des contacts synaptiques en envoyant des projections collatérales dans différentes régions du tronc cérébral – la subs- tance grise périaqueducale (SGPA) et les noyaux raphé (NRM : nucleus raphe magnus) – qui jouent un rôle important dans la modulation de la douleur. Le neurone tertiaire conduira enfin l’information nociceptive des noyaux du thalamus vers différentes régions du cortex somatosensoriel et certaines structures limbiques.

 

Chaque fois que l’un des trois neurones conduisant l’information nociceptive fait un contact synaptique, il y a intégration de l’information, et celle-ci subit des influences inhibitrices et excitatrices. Ce sont ces régions d’intégration qui sont les cibles de la plupart des approches antalgiques. La transmission de l’influx nerveux s’accomplit donc en trois séquences : de la périphérie à la moelle épinière, de la moelle au tronc cérébral et au thalamus, et enfin du thalamus au cortex. La modulation, troisième étape, fait référence aux différents ajustements effectués par les neurones responsables de la transmission de l’influx nerveux de la périphérie vers le cortex. L’information nociceptive qui arrive aux centres supérieurs aura subi de nombreuses influences excitatrices et inhibitrices à tous les niveaux du système nerveux central. Finalement, la quatrième étape, la perception de la douleur, constitue l’aboutissement d’un stimulus nociceptif pour devenir la perception de la douleur. Son interpréta- tion sera colorée par le contexte émotionnel et les expériences passées du sujet. Afin de comprendre les bases neurophysiologiques de la chirurgie de la douleur, nous allons sommairement réviser les étapes par lesquelles l’information nociceptive doit passer avant d’atteindre la conscience. Ces connaissances neurophysiologiques sont essentielles à la compréhension du phénomène de la douleur et de sa modulation.

 

Dans le but de circonscrire l’information à ce qui est le plus pertinent au thème du présent ouvrage, nous allons passer directement de la stimulation nociceptive à son entrée dans le système nerveux central sans aborder en détail les mécanismes périphériques.

 

De la périphérie à la moelle : l’entrée dans le SNC

La première grande distinction entre les fibres afférentes nociceptives et non nociceptives est que ces dernières montent ipsilatéralement (du même côté) jusqu’au tronc cérébral avant de faire un contact synaptique avec le second neurone et de croiser dans le tronc cérébral pour poursuivre le chemin afférent controlatéral (Figure ci-contre). Pour les fibres nociceptives, le signal est transporté vers les cornes postérieures de la moelle – dans le tronc cérébral pour les afférences du trijumeau – en vue de faire un premier contact synaptique avec les neurones secondaires (ou neurones de projection). Le neurone secondaire croise la moelle immédiatement sous le canal de l’épendyme pour former la voie de projection controlatérale spinothalamique. Indissociées à leur arrivée aux cornes postérieures, les fibres se séparent en deux groupes à l’approche de la moelle épinière. Les grosses fibres Aβ prennent la position dorsomédiane par rapport à la racine avant de pénétrer de façon ipsilatérale dans la partie dorsomédiane de la corne postérieure. Pour leur part, les fibres nociceptives Ad et C occupent la position ventro-latérale par rapport à la racine dorsale. Elles cheminent dans la voie de Lissauer, vers le haut ou le bas, le long d’un ou de plusieurs segments. Ensuite, elles pénètrent ipsilatéralement dans la partie dorsolatérale de la corne postérieure. Cette organisation des fibres en deux groupes offrirait la possibilité d’une radicotomie dorsale sélective dans le traitement de la douleur chronique. Cependant, un certain nombre de fibres afférentes sensitives passent par les racines ventrales (motrices). Bien que ces fibres afférentes, une fois engagées dans la racine ventrale, fassent demi-tour pour rejoindre la racine dorsale, d’autres fibres, dont certaines nociceptives, rejoignent effectivement la corne postérieure par la racine ventrale. Pour cette raison neuroanatomique, la radicotomie des voies nociceptives constitue rarement une solution efficace pour soulager les douleurs chroniques. La douleur réapparaît parfois, plus forte encore qu’avant l’intervention.

 

Organisation de la moelle

Coupe transversale de la moelle, sur ces coupes de la moelle apparaissent les différentes divisions ainsi que la voie lemniscale des colonnes postérieures et la voie spinothalamique des faisceaux du même nom.
Coupe transversale de la moelle, sur ces coupes de la moelle apparaissent les différentes divisions ainsi que la voie lemniscale des colonnes postérieures et la voie spinothalamique des faisceaux du même nom.

La substance grise de la moelle épinière est divisée en dix couches ou lames cyto-architectoniques (organisation de REXED). À l’étage supérieur, les fibres Ad aboutissent principalement dans la première lame et dans la partie superficielle de la deuxième. Les fibres afférentes provenant des tissus profonds et des viscères, pour leur part, prennent fin essentiellement dans les lames I et V. Les fibres C se terminent principalement dans les lames I et II. Quant aux grosses fibres myélinisées Aβ, elles achèvent leur parcours dans les lames III ou dans les lames plus profondes. En dépit de la spécificité de l’entrée des fibres Aβ, Ad et C dans les lames, ces fibres établis- sent des connexions entre elles. Par exemple, un axone se terminant dans une lame donnée peut entrer en contact avec les neurones des lames voisines par une fibre axonale collatérale pénétrant dans cette région. À l’inverse, le contact s’établit parfois par la dendrite d’un neurone issu des lames voisines et s’enfonçant dans sa propre lame. L’axone peut aussi faire synapse avec un interneurone provenant d’une lame voisine. La corne postérieure reste le site privilégié d’une importante convergence synaptique. En fait, une même fibre des cornes postérieures de la moelle peut recevoir des afférences cutanées, musculaires et viscérales. Cette convergence des afférences provenant de différents systèmes permet de mieux comprendre l’interaction qui peut exister entre des systèmes en apparence indépendants au départ. Ainsi, une douleur musculaire pourrait être exacerbée par une nouvelle douleur viscérale et vice versa. 

 

Il est important de noter que les cornes postérieures renferment un important réseau de convergences synaptiques mettant à contribution des fibres collatérales et des interneurones. Le passage dans la moelle sensorielle est donc une étape importante au cours de laquelle l’information nociceptive sera modulée. Son réseau neuronal complexe, qui comprend les terminaisons des neurones nociceptifs primaires, des neurones secondaires, des interneurones et des neurones des voies descendantes, renferme une multitude de neurotransmetteurs et une importante mosaïque de récepteurs qui vont moduler les afférences nociceptives avant qu’elles ne soient transmises vers les centres supérieurs.

 

Une fois les afférences de la périphérie arrivées dans la moelle, elles vont établir des contacts synaptiques avec trois principales catégories de cellules nerveuses participant à la nociception dans le SNC : les neurones de projection nociceptifs, les interneurones excitateurs et les interneurones inhibiteurs. Elles recevront aussi des efférences – excitatrices et inhibitrices – en provenance des centres supérieurs. La moelle est donc un important centre d’intégration des afférences nociceptives. Les approches neurochirurgicales de la douleur au niveau spinal tentent donc d’interrompre le signal douloureux ou encore d’activer les mécanismes inhibiteurs par la neurostimulation des cordons postérieurs de la moelle.

Hyperalgésie primaire et secondaire

Hyperalgésie primaire et secondaire. Représentation schématique de l’hyperalgésie primaire (petit ovale) et de l’hyperalgésie secondaire (grand ovale), à la suite d’une brûlure locale (point noir).
Hyperalgésie primaire et secondaire. Représentation schématique de l’hyperalgésie primaire (petit ovale) et de l’hyperalgésie secondaire (grand ovale), à la suite d’une brûlure locale (point noir).

L’hyperalgésie se définit comme une réponse exagérée à une stimulation normalement douloureuse. Dans les années 1950, Hardy proposait déjà que l’hyperalgésie suite à une lésion cutanée est de deux natures : primaire, directe- ment au site de la lésion et secondaire, d’origine centrale. L’hyperalgésie primaire (Figure ci-contre) s’explique par le relâchement de différents facteurs inflammatoires en périphérie, ce qui mène au recrutement de nocicep- teurs avoisinant le site de la lésion. Plusieurs substances pro-nociceptives sont relâchées en périphérie – potassium, prostaglandine, bradykinine, histamine, substance P, sérotonine – suite à une blessure, ce qui a pour effet de recruter. les nocicepteurs et de produire une sensibilisation [11, 16]. Le site de la lésion ainsi que les tissus avoisinants présenteront donc des seuils de douleur plus bas.

L’hyperalgésie secondaire s’explique pour sa part par un phénomène central que l’on connaît sous le terme général de sensibilisation centrale. Le recrutement répété des fibres C suite à une blessure pourra provoquer une cascade d’événements au niveau spinal qui auront pour effet de sensibiliser les neurones de projection dans les cornes postérieures de la moelle. Nous savons que le recrutement à haute fréquence des fibres C produira une augmentation du nombre de potentiels d’actions des fibres de la moelle, phénomène qui est appelé « wind-up ». Le wind-up est un phénomène passager de relative- ment courte durée, mais le recrutement répété des fibres C peut aussi conduire à une sensibilisation spinale dont la durée pourra s’étendre sur plusieurs heures ou même plusieurs jours. Ainsi, une stimulation intense qui perdure recrutera des fibres nociceptives, dont les fibres C, qui relâcheront des acides aminés excitateurs (AAE) – par exemple le glutamate – et des peptides (substance P et CGRP). Ces neurotransmetteurs recruteront les récepteurs glutamatergiques postsynaptiques de type AMPA et NMDA pour les AAE, et les récepteurs NK1 pour la substance P. Une stimulation prolongée des récepteurs NMDA pourra produire une sensibilisation cellulaire de longue durée par l’activation de gènes à expression rapide et ainsi produire une hyperalgésie qui pourra persister même une fois la blessure disparue. C’est pour cette raison que l’analgésie préalable, « preemptive analgesia », continue à être étudiée avec autant d’attention même si les premiers résultats chez l’humain ne sont pas aussi satisfaisants que ce que semblent promettre les recherches animales. Sur le plan clinique, le phénomène de sensibilisation centrale permet de mieux comprendre l’importance de soulager la douleur le plus tôt possible afin d’éviter la chronicisation.

Considérant l’important réseau de modulation des fibres afférentes dans la moelle, il n’est pas étonnant que les cordons postérieurs de la moelle soient rapidement devenus une cible pour l’analgésie par neurostimulation.

Stimulation des cordons postérieurs de la moelle

La stimulation des cordons postérieurs de la moelle, ou épidurale (SME), est une technique moderne d’analgésie par stimulation électrique large- ment répandue depuis les années 1970 et qui tend à remplacer les approches conventionnelles quand elles sont inefficaces. Cette technique consiste en l’implantation d’une électrode péri-épidurale au niveau des cordons postérieurs de la moelle à l’étage rachidien du dermatome sur lequel nous voulons produire l’effet analgésique. Une fois l’électrode en position, une antenne réceptrice, ou une batterie, est implantée sous la peau du patient afin que celui-ci puisse s’induire des stimulations épidurales à l’aide d’un contrôleur à radiofréquences. Le patient peut ainsi ajuster la fréquence et l’amplitude des stimulations. Le mécanisme de fonctionnement de la SME repose sur les mêmes postulats neurophysiologiques que le TENS, qui veut que les afférences nociceptives (Ad et C) soient inhibées par la stimulation des fibres non nociceptives (Aβ). Toutefois, contrairement au TENS, le fait que la stimulation soit appliquée au niveau des cornes postérieures de la moelle ne permet pas de conclure sur les mécanismes neurophysiologiques précis de cette analgésie, puisque la stimulation peut recruter les afférences de la périphérie, les afférences de la moelle vers les centres supérieurs, les circuits neuronaux locaux et même les fibres des cornes antérieures de la moelle. Les études chez l’animal soutiennent à la fois des mécanismes spinaux et supraspinaux.

 

Sur le plan clinique, cette approche analgésique a fait l’objet de plusieurs études. Les études cliniques présentent des résultats satisfaisants – de bons à très bons – chez un peu plus de 50 % des patients [25]. Ces résultats modestes ont souvent été attribués à une mauvaise sélection des patients ; cependant, même des études où l’on tient compte de la sélection des patients montrent un taux d’échec semblable à celles qui ne font pas cette sélection [26-29]. Néanmoins, la stimulation des cordons postérieurs est supérieure à une stimulation placébo pour soulager la douleur chronique [30]. Bien qu’il persiste un besoin d’études prospectives randomisées, les revues de la littérature scientifique sur le sujet concluent qu’il semble y avoir de bonnes indications pour des types de douleurs chroniques, dont certaines lombalgies idiopathiques postopératoires, les douleurs ischémiques et les syndromes de douleurs régionales complexes (SDRC) de type I.

Transmission de l’influx nociceptif de la moelle vers les centres supérieurs

Avant d’être acheminés vers les centres supérieurs, les neurones secondaires des voies spinothalamique et spinoréticulaire se projettent à leur tour vers les noyaux du thalamus. Les noyaux thalamiques qui reçoivent les affé- rences des voies nociceptives peuvent être divisés en deux groupes : les noyaux du complexe ventro-basal et ceux du complexe centro-médian ou intralaminaire. Les noyaux du complexe ventro-basal reçoivent principalement leurs afférences en provenance de la voie spinothalamique et se projettent à leur tour vers le cortex somatosensoriel primaire et secondaire (SI, SII). La composante sensori-discriminative de la douleur, c’est-à-dire l’information concernant la localisation et l’identification du stimulus douloureux – nature et intensité– , est attribuée à ces projections somatosensorielles. Les noyaux centromédians (CM) reçoivent principalement leurs afférences de la voie spinoréticulaire et se projettent à leur tour vers différentes structures du système limbique. Dans la région du thalamus médian, plus de la moitié des neurones sont nociceptifs et leur champ récepteur s’étend souvent à la presque totalité de l’organisme. Dans cette zone, les influx proviennent des lames plus profondes, par le faisceau spinothalamique et la voie paramédiane – faisceaux spino-réticulothalamiques et collatéraux des lames profondes du faisceau spinothalamique. Les fibres de cette région émettent des signaux dans de nombreuses sphères du cortex, notamment dans le lobe frontal et le système limbique. Ces deux dernières cibles sont d’ailleurs tenues responsables de la composante motivo-af- fective de la douleur, une composante associée à une sensation désagréable et au désir d’échapper à ses souffrances.

 

Cette division simplifiée permet de comprendre comment, relativement tôt dans le système nerveux central, les différentes voies de la douleur se projettent vers des régions qui se spécialisent, soit dans la composante sensori-discriminative (voie spinothalamique), soit dans la composante motivo-affective (voie spino-réticulaire) de la douleur. Ainsi, l’information nociceptive va à la fois rejoindre des centres qui renseignent sur les qualités sensorielles de la douleur (sa localisation, sa durée et son intensité) et d’autres centres qui sont responsables de la composante affective de l’expérience douloureuse, soit l’aspect désagréable de la douleur ou le danger qu’elle représente pour l’organisme.

 

Le thalamus est un centre d’intégration de l’information nociceptive qui joue un rôle déterminant dans la modulation de la douleur. L’utilisation des stimu- lations thalamiques comme méthode analgésique dans des cas de douleurs complexes pour lesquelles aucune autre approche traditionnelle ne semblait efficace en est une démonstration intéressante. D’autre part, certains patients peuvent revivre les composantes sensorielles et émotives de douleurs disparues depuis longtemps pendant la stimulation du thalamus lors d’une neurochirurgie. Ces résultats permettent de croire que certains circuits thalamiques encodent l’information nociceptive de façon latente et que cette information peut s’éveiller à la suite d’une lésion centrale, comme c’est parfois le cas dans le syndrome thalamique consécutif à un accident vasculaire cérébral (AVC) lacunaire dans les noyaux thalamiques.

Stimulation du thalamus somatosensoriel

Les premières études sur l’effet de la stimulation du thalamus somatosen- soriel sur la douleur remontent à 1961 lorsque Mazars  implante une électrode thalamique chez des patients atteints de douleurs de désafférenta- tion. L’utilisation des stimulations thalamiques pour soulager les douleurs de désafférentation reposait sur le postulat selon lequel la stimulation du thalamus somatosensoriel compense pour le manque d’afférences proprioceptives que l’on croyait être jusqu’alors la cause de la douleur. Les bases neurophysiolo- giques de l’utilisation des stimulations thalamiques restent à élucider. Néanmoins, en raison des nombreuses structures avec lesquelles le thalamus a des afférences et des efférences, plusieurs facteurs peuvent être en cause dans l’analgésie par la stimulation thalamique. Gerhart, ainsi que Tsubokawa et al., suggèrent plusieurs mécanismes potentiels des inhibitions des neurones nociceptifs de la voie spinothalamique, entre autres l’activation antidromique (dans le sens inverse) des neurones du complexe ventro-basal et l’activation antidromique des neurones de la voie spinothalamique. soutiennent que les stimulations du VPL produisent une inhibition des noyaux para-fasciculaires. Ils proposent que l’analgésie produite par les stimulations thalamiques pourrait s’appuyer sur un système modulateur thalamique non opioïdergique comparable au système de modulation médullaire suggéré par la théorie du portillon.

 

En ce qui concerne les résultats cliniques, plusieurs études semblent recon- naître l’efficacité de cette approche analgésique pour soulager les douleurs chroniques. La stimulation du thalamus somatosensoriel a été consi- dérée comme efficace pour les douleurs neurogènes, tandis que les douleurs somatogéniques ou nociceptives répondraient mieux aux stimulations de la substance grise périaqueducale (SGPA). Dans une étude sur des patients ayant des douleurs somatogéniques ou neurogènes, Hosobuchi soutient que les douleurs somatogéniques étaient soulagées par les stimulations de la SGPA, tandis que les douleurs neurogènes l’étaient par les stimulations du thalamus somatosensoriel. Les résultats de plusieurs études confirment cette thèse. Cependant, plusieurs autres études présentent des résultats opposés : soulagement des douleurs somatogéniques par les stimulations VPL/VPM et soulagement des douleurs neurogènes par des stimulations de la SGPA. Une importante composante placébo a été trouvée dans l’analgésie par la stimulation du thalamus somatosensoriel.

 

L’utilisation de la tomographie par émission de positrons a permis de faire ressortir qu’en plus des noyaux thalamiques somatosensoriels, le cortex somatosensoriel et le cingulaire ont montré une activation significative pendant la stimulation. Comme ces structures entrent en jeu dans la perception de la douleur, ces données permettent de mieux comprendre les mécanismes neurophysiologiques de ce type d’analgésie. Il reste encore beaucoup à faire afin de déterminer le rôle de ce type de stimulation comme approche analgésique, mais il semble que certains patients chez qui aucune autre approche n’a été efficace trouvent dans la stimulation thalamique un soulagement appréciable.

Cortex et douleur

Nous savons depuis longtemps que la douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle complexe exigeant la participation des centres supérieurs du système nerveux central. Ce n’est qu’une fois l’information nociceptive rendue au cortex que nous pouvons vraiment parler de douleur, puisque la douleur est une perception. Les dernières décennies ont été primordiales pour cerner le rôle de différentes régions corticales dans la douleur. Comme pour les noyaux thalamiques, la présentation des structures cérébrales peut être simplifiée par une division selon les groupes qui reçoivent les afférences de la voie sensori-discriminative et ceux qui les reçoivent de la voie motivo-affective.

 

Depuis les premières études d’imagerie cérébrale des régions jouant un rôle dans la douleur au moyen de la tomographie par émission de positrons (TEP). plusieurs études subséquentes ont confirmé la participation des quatre principaux centres cérébraux (figure ci-dessous) : le cortex somatosensoriel primaire (S1) dans la circonvolution postcentrale du lobe pariétal ; le cortex somatosensoriel secondaire (S2) dans l’operculum pariétal ; le cortex cingulaire antérieur (CCA) au niveau de la circonvolution du corps calleux ; l’insula, dans le lobe du cortex insulaire (CIs), qui se trouve sous les lobes temporal et frontal, au niveau de la scissure de Sylvius. Quatre structures corticales (S1, S2, CCA et CIs) jouent donc un rôle dominant dans la douleur. Bien que cette division soit réductrice, les deux premières structures (S1 et S2) sont principalement liées à la compo- sante sensori-discriminative de la douleur, tandis que les deux suivantes (CCA et CIs) interviennent davantage dans la composante motivo-affective de la douleur.

 

En résumé, notre compréhension grandissante du rôle des centres supérieurs dans la douleur permet de réaliser la complexité de l’équilibre entre les composantes sensorielles et affectives de la douleur. Il est maintenant plus facile que jamais d’accepter l’importance de l’influence réciproque entre les émotions et la sensation dans une expérience douloureuse. Certains centres supérieurs se spécialisent dans la composante sensorielle de la douleur (S1, S2) pour donner des renseignements précis sur la localisation, l’intensité et toutes les autres caractéristiques de la stimulation nociceptive. D’autres centres se spécialisent dans l’appréciation émotive de la douleur (CCA, CIs). La compo- sante affective n’est pas uniquement associée à l’intensité de la stimulation,

Régions du cortex impliqué dans la douleur. Sur ces coupes cérébrales d’imagerie par résonance magnétique (IRM), nous retrouvons des représentations schématiques des quatre principales structures corticales impliquées dans la douleur.
Régions du cortex impliqué dans la douleur. Sur ces coupes cérébrales d’imagerie par résonance magnétique (IRM), nous retrouvons des représentations schématiques des quatre principales structures corticales impliquées dans la douleur.

mais elle fait aussi référence à d’autres émotions comme l’anticipation ou la peur Une bonne compréhension des réseaux neuronaux des centres supérieurs permet de mieux saisir la nature de certaines douleurs chroniques à forte composante affective et la façon dont notre intervention devra tenir compte de cet aspect dans le traitement de la douleur. 

Composante sensori-discriminative

Les cortex somatosensoriels primaire et secondaire nous informent sur les qualités physiques de l’information nociceptive. Elles sont très précises pour permettre de bien identifier l’endroit, l’intensité, la durée et les qualités de la stimulation (chaleur, froid, engourdissement, etc.)

Composante sensori-discriminative dans le cortex somatosensoriel primaire (S1)

La voie spinothalamique, en provenance du complexe ventro-basal du thalamus, se projette vers les cortex somatosensoriels primaire (S1) et secondaire (S2). Des lésions à ces structures produisent une perte de la capacité à préciser la localisation et l’intensité de stimulations nociceptives, ce qui confirme leur rôle dans la composante sensori-discriminative de la douleur. Néanmoins, il est important de noter que les lésions du cortex somatosensoriel peuvent parfois produire un effet tout à fait contraire, c’est-à-dire de l’hyperalgésie. Ce phénomène s’expliquerait par la destruction de régions corticales excitatrices ou inhibitrices selon l’étendue de la lésion du cortex pariétal. Plusieurs travaux ont confirmé le rôle de S1 dans la composante sensori- discriminative de la douleur étant donné son activité spécifique dans certains protocoles d’imagerie cérébrale visant à isoler la composante nociceptive d’une stimulation. 

Composante sensori-discriminative dans le cortex somatosensoriel secondaire (S2)

Bien qu’il paraisse moins spécifique que le cortex S1, S2 semble aussi jouer un rôle important dans la composante sensori-discriminative de localisation et d’appréciation des caractéristiques de la stimulation nociceptive, malgré des champs récepteurs de dimensions variables et généralement bilatéraux. Chez des patients ayant subi une hémisphérectomie en raison de crises d’épilepsie chronique intraitables, la stimulation de la jambe controlatérale à la lésion produit une activation de S1 du même côté que la jambe stimulée, contrairement à une activation controlatérale chez des sujets sains. Cette réorganisation corticale met en lumière la participation potentielle de réseaux entre le cortex somatosensoriel primaire et le cortex somatosensoriel secondaire, permettant une certaine plasticité du cortex somatosensoriel.

Composante motivo-affective de la douleur

Le cortex cingulaire antérieur et l’insula sont deux régions du système limbique qui jouent un rôle dominant dans la composante motivo-affective de la douleur. De plus, avec leurs larges champs récepteurs pouvant couvrir tout le corps, ces deux structures participent aux sensations générales et intéroceptives de notre corps

Composante motivo-affective de la douleur du cortex cingulaire antérieur (CCA)

Toutes les études récentes ont fait ressortir la participation de la portion antérieure de la circonvolution cingulaire, à la suite de stimulations douloureuses. Les études cliniques chez des patients ayant subi des lésions du CCA ont permis de démontrer un effet inhibiteur autant pour la douleur clinique qu’expérimentale. Cette région du système limbique reçoit ses afférences de la voie médiane et joue un rôle dominant dans la composante motivo-affective de la douleur. Les douleurs viscérales à forte composante affective, comme celles qui sont associées au côlon irritable, activent préférentiellement cette structure cérébrale, soulignant son rôle dans la composante affective de la douleur.

Composante motivo-affective de la douleur du cortex insulaire (CI)

Le complexe du cortex insulaire a plusieurs voies de contact avec les structures corticales classiquement associées à la douleur : le cortex S1, S2 et le CCA. L’insula établit plusieurs contacts avec des structures limbiques comme l’amyg- dale et le complexe périrhinal, suggérant un rôle important dans la composante affective de la douleur. Chez certains patients, la stimulation du complexe insulaire produit des sensations émotives de peur, et la lésion de cette même structure produit une absence de réponses émotives à la suite de stimulations nociceptives. La présence de neurones thermoréceptifs et nociceptifs dans le cortex insulaire a clairement été documentée. Dans une étude sur l’illusion thermique de Thunberg, qui consiste en une perception douloureuse paradoxale au contact de barres tièdes et froides juxtaposées, lesquelles ne produiraient que des sensations de chaud ou de froid non douloureuses si elles étaient prises individuellement, Craig et al.  ont démontré que cette douleur proviendrait d’un phénomène lié à la diminution de l’inhibition tonique des neurones nociceptifs par la présentation simultanée de températures froides et chaudes. Ce phénomène se produirait principalement dans l’insula et pourrait intervenir dans certaines douleurs d’origine centrale, ce qui permettrait d’expliquer les douleurs semblables à une brûlure ressenties par les patients présentant un syndrome thalamique.

 

Les stimulations corticales qui ont longtemps été réservées à des problèmes psychiatriques ou moteurs sont maintenant de plus en plus fréquentes pour les douleurs chroniques. De plus, les stimulations transcrâniennes (rTMS) sont non invasives et permettent donc de réduire les risques liés à la chirurgie.

    

Stimulation du cortex moteur

Depuis le début des années 1990 [81], la stimulation du cortex moteur (aire 4 de Brodmann) est utilisée comme approche analgésique. Plusieurs études soutiennent que cette approche, qui est moins invasive que la stimula- tion thalamique, est efficace pour soulager différentes douleurs chroniques qui ne répondent pas aux approches pharmacologiques conventionnelles. Bien que le mécanisme exact de ce type d’analgésie ne soit pas encore complète- ment élucidé, on propose qu’une désinhibition après une réorganisation corticale des connexions sensori-motrices soit à l’origine de l’analgésie à la suite de la stimulation du cortex moteur. Des études de TEP soutiennent cette hypo- thèse en mettant à jour l’activation du thalamus, du cortex cingulaire antérieur, du cortex préfrontal et du tronc cérébral après la stimulation du cortex moteur. L’activation de ces structures laisse supposer que l’analgésie pourrait résulter d’un effet sur la composante émotive de la douleur par la stimulation des cortex cingulaire et préfrontal ainsi que par l’activation des systèmes inhibiteurs descendants de la SGPA.

 

Bien que l’on rapporte des résultats relativement élevés, jusqu’à 80 % de succès pour les douleurs faciales [82], les données cliniques à long terme sont peu nombreuses et d’autres études devront confirmer l’efficacité de cette approche thérapeutique pour traiter de façon persistante les douleurs chroniques.

 

De nouvelles cibles sont proposées pour réduire la douleur en tenant compte de l’importance de la composante affective. Par exemple, la stimulation de la capsule interne ou du striatum, qui sont généralement réservées à des problèmes comme les troubles compulsifs ou les dépressions, auraient leur place dans le traitement des douleurs chroniques, probablement avec une visée plus ciblée sur la composante affective .

 

Dans la neurochirurgie de la douleur, la neurostimulation semble donc avoir sa place pour les douleurs récalcitrantes aux traitements conventionnels. L’évolution de notre compréhension des mécanismes neurophysiologiques impliqués dans la neurostimulation en relation avec celle des mécanismes impliqués dans la douleur chronique promet d’améliorer la sélection des patients qui seront les meilleurs candidats pour ce type d’analgésie.

La stimulation transcrânienne (rTMS)
La stimulation transcrânienne (rTMS)

Les mécanismes endogènes de modulation de la douleur

L’un des domaines où il y a eu les plus grandes percées dans notre compréhension de la douleur et de son traitement est celui du rôle des mécanismes endogènes de modulation de la douleur. Depuis la théorie du portillon [86], selon laquelle l’information douloureuse ne circule pas de façon linéaire, mais est plutôt modulée dès son arrivée dans la moelle épinière, plusieurs études confirment que l’information nociceptive est modulée à tous les niveaux du système nerveux central. Cette modulation peut être excitatrice et augmenter la réponse nociceptive ou inhibitrice, et produire une analgésie. Ainsi, il est possible que le dérèglement de ces mécanismes endogènes de modulation de la douleur soit la source de certaines douleurs chroniques. Les douleurs persistantes n’ont donc pas uniquement comme origine une augmentation des afférences nociceptives, elles peuvent aussi résulter d’une baisse de l’inhibition ou d’une augmentation de l’excitation centrale. Comme Millan l’a décrit dans sa revue, ces mécanismes endogènes sont très nombreux et font appel à une grande quantité de neurotransmetteurs dont certains, comme la sérotonine et la noradrénaline, qui sont normalement associées aux mécanismes endogènes inhibiteurs de la douleur, peuvent aussi jouer un rôle excitateur. Le rôle excitateur ou inhibiteur de certaines cellules du bulbe rachidien rostro-ventral est déjà connu depuis un certain temps . 

 

Des études récentes font bien ressortir la complexité de certains mécanismes de transmission de l’influx nerveux en présence d’une affection chronique, comme c’est le cas pour la réponse GABAergique, qui est normalement inhibitrice des réponses nociceptives, mais qui, dans certaines conditions, peut devenir excitatrice. De plus, les neurotransmetteurs impliqués dans les mécanismes excitateurs – par exemple le glutamate – et ceux impliqués dans les mécanismes inhibiteurs – sérotonine, noradrénaline – sont aussi des cibles pour le traitement de certains problèmes de santé mentale. Il est donc essentiel de bien comprendre leurs implications dans le traitement de la douleur en santé mentale.

Trois niveaux des mécanismes endogènes
Trois niveaux des mécanismes endogènes

Trois niveaux d’inhibition

Afin de mieux comprendre leur rôle dans la manifestation et le traitement de la douleur, ces mécanismes endogènes seront présentés selon trois niveaux d’inhibition des afférences nociceptives du système nerveux central. Il s’agit : (i) des mécanismes spinaux qui produisent des effets localisés ; (ii) des contrôles inhibiteurs descendants qui produisent des effets diffus ; (iii) des mécanismes des centres supérieurs qui, selon les conditions, seront de nature diffuse ou locale.

Mécanismes spinaux : la théorie du portillon

Depuis la célèbre théorie du portillon de Melzack et Wall , la modu- lation de l’information nociceptive dès son entrée dans la moelle est bien documentée. Dans cette théorie, Melzack et Wall avançaient que la stimulation sélective des afférences de gros calibre, les fibres Aβ, recrutait des interneurones inhibiteurs dans la substance gélatineuse des cornes postérieures de la moelle. Selon cette théorie, la stimulation sélective des grosses fibres afférentes Aβ bloque les petites fibres nociceptives Ad et C dans la substance gélatineuse (lames I et II) des cornes postérieures de la moelle. Selon la théorie du portillon, la stimulation sélective des fibres afférentes non nociceptives soulage la douleur en réduisant la transmission de l’information nociceptive directe- ment à son entrée dans la moelle. Ce type d’inhibition est segmentaire, n’opérant que sur le territoire du dermatome stimulé.

 

En présence de certaines douleurs neuropathiques, les neurones non nociceptifs peuvent recruter les neurones nociceptifs secondaires de la moelle et produire de la douleur, ce qui explique le phénomène d’allodynie ou de sensation douloureuse à la suite d’une stimulation normalement non douloureuse. Il est intéressant de souligner que certaines douleurs impliquant des réponses allodyniques et hyperalgésiques peuvent résulter d’une perte des inhibiteurs toniques de la moelle.

Mécanismes descendants : les contrôles inhibiteurs di us nociceptifs

C’est à la fin des années 1970 que le concept du contrôle inhibiteur diffus nociceptif (CIDN) est proposé. Ce modèle expose comment une stimulation nociceptive localisée peut arriver à produire une hypoalgésie géné- ralisée des afférences nociceptives. Dans le modèle du CIDN, Le Bars et ses collègues soutiennent qu’une stimulation douloureuse, en plus de conduire l’information nociceptive vers les centres supérieurs, envoie des afférences vers différents centres du tronc cérébral, dont la SGPA et les noyaux raphé (NRM). Ces régions vont ensuite envoyer à leur tour des efférences inhibitrices vers les divers segments spinaux et ainsi produire une inhibition diffuse . Néanmoins, des études portant sur des lésions pratiquées à différents niveaux du tronc cérébral chez le rongeur permettent de conclure que le CIDN fait appel à des structures du bulbe rachidien caudal, donc ne nécessite pas l’apport de la SGPA du mésencéphale [95]. Selon la théorie du CIDN, la stimulation nociceptive active l’ensemble de neurones nociceptifs correspondant au segment spinal qu’ils innervent tout en inhibant les autres neurones nociceptifs de la moelle desservant le reste du corps. En réduisant l’activité des neurones nociceptifs non spécifiques, les CIDN atténueraient le bruit de fond et feraient ressortir l’activité des neurones spécifiques sollicités par la stimulation nociceptive. Selon cette hypothèse, la douleur ne serait pas uniquement déclenchée par des processus excitateurs, mais par la perception d’un contraste entre les activités de neurones excitateurs et inhibiteurs. Ce modèle explique bien l’inhibition généralisée de la douleur produite par des stimulations intenses.

 

Plusieurs neurotransmetteurs participent à la modulation exercée par le système inhibiteur descendant, dont les transmetteurs biogéniques aminés et les opiacés – endorphines –. Les transmetteurs biogéniques aminés, dont la sérotonine et l’adrénaline, se trouvent dans le tronc cérébral, entre autres dans le noyau raphé et la SGPA. Leur action médullaire est rendue possible grâce à des récep- teurs adrénergiques concentrés dans les lames supérieures de la moelle. À l’évidence, la sérotonine, issue des neurones sérotoninergiques, agit directement sur les neurones de la corne dorsale pour les inhiber.

 

Chez l’animal, la lésion du funiculus dorsolatéral, principale voie efférente du système inhibiteur descendant, produit une hyperalgésie laissant croire en une inhibition tonique du message nociceptif. La faible concentration de sérotonine ou de noradrénaline dans le liquide céphalorachidien chez certains patients qui souffrent de douleurs chroniques, comme la fibromyalgie, soulève la possibilité d’un déficit de ces mécanismes inhibiteurs. Plusieurs études ont d’ailleurs confirmé un déficit des CIDN chez les patients qui souffrent de fibromyalgie.

 

De plus, nous savons que dans certaines douleurs chroniques, comme la fibromyalgie, les troubles de l’humeur sont plus fréquents que dans la population saine. Comme les troubles de l’humeur et les mécanismes inhibiteurs impliquent tous deux l’action de neurotransmetteurs comme la sérotonine et la noradrénaline, il serait facile de conclure que le déficit des CIDN dans la fibromyalgie pourrait être relié à la présence de dépression. Si c’était le cas, nous devrions aussi retrouver un déficit des CIDN dans la dépression majeure. Pourtant, ce n’est pas le cas. Les patients avec dépression majeure ont des CIDN comparables aux sujets sains. Néanmoins, le déficit des CIDN des patients fibromyalgiques est encore plus important si le patient souffre de dépression. La dépression à elle seule ne semble pas réduire l’efficacité des CIDN, mais en présence d’une condition de douleur elle augmentera encore davantage ce déficit.

 

Mieux comprendre les mécanismes inhibiteurs descendants permet de mieux cibler le rôle potentiel de certains médicaments sérotoninergiques et noradrénergiques dans la douleur, comme c’est le cas pour le rôle analgésique de certains antidépresseurs. Puisqu’un dérèglement des systèmes inhibiteurs descendants a de bonnes chances de produire des douleurs diffuses, ces connaissances permettent de cibler plus rapidement les populations qui répondront mieux à ce type de traitement analgésique.

Modulation des centres supérieurs du SNC

Finalement, les centres supérieurs du système nerveux central jouent un rôle prédominant dans la modulation de la douleur. Ces dernières années ont été effervescentes pour l’évolution des connaissances dans la contribution des régions corticales responsables des composantes sensorielles et émotives de la douleur. Le perfectionnement des techniques d’imagerie cérébrale a permis de mettre en lumière l’action des différents centres supérieurs dans la perception de la douleur.

 

Comme nous l’avons vu précédemment, plusieurs régions du système nerveux supérieur interviennent dans la perception de la douleur, dont des régions principalement responsables de la composante sensorielle de la douleur (S1, S2), ainsi que d’autres qui sont principalement responsables dans la composante affective de la douleur (CCA, CIs). Ces régions sont également importantes quant à la modulation de la douleur. Comme nous l’avons vu un peu plus tôt, un bon exemple du rôle de ces structures supérieures est celui de la lobotomie qui a autrefois été utilisée pour soulager la douleur chez des patients atteints de cancer en phase terminale. Cette dissociation entre le lobe frontal, responsable de la pensée rationnelle, et le système limbique, lié aux émotions, provoque chez certains patients une dissociation entre l’intensité et l’aspect désagréable de la douleur, le patient jugeant que sa douleur est aussi intense qu’avant, mais qu’elle n’est plus désagréable. Ces interruptions chirurgicales illustrent bien la contribution des centres supérieurs, mais nous éclairent peu sur les fonctions naturelles de ces centres de modulation de la douleur. Des études sur l’effet de l’analgésie induite par hypnose sur l’activité cérébrale observée par TEP nous montrent la maîtrise volontaire que nous pouvons avoir sur la perception de la douleur. Dans ces études, les chercheurs ont mesuré l’effet de suggestions hypnotiques visant à augmenter ou à réduire la perception de l’aspect désagréable de la douleur induite par des stimulations thermiques. Les mesures portaient sur la perception de l’intensité et de l’aspect désagréable de la douleur, ainsi que sur le degré d’activité cérébrale (TEP). Pour ce qui est des mesures de perception, l’aspect désagréable de la douleur était augmenté ou réduit en relation avec les suggestions, démontrant ainsi l’efficacité de l’hypnose à moduler préférentiellement cet aspect de la douleur. Mais le plus intéressant est que l’activité cérébrale était aussi changée à la suite de ces suggestions. Dans les cas où on suggérait une augmentation de l’aspect désagréable de la douleur, toutes les structures étudiées, dont le cortex somatosensoriel (S1, S2), l’insula et le cortex cingulaire antérieur, ont montré une plus grande activité, à l’exception de S1. Quand les chercheurs ont comparé l’effet de telles suggestions à celui de suggestions visant à diminuer l’aspect désagréable de la douleur, ils ont constatéque les cortex insulaire et cingulaire antérieur, des régions corticales associées au système limbique responsable des émotions, présentaient une activité accrue pendant qu’on suggérait une augmentation de l’aspect désagréable de la douleur. Dans cette situation, nous sommes en présence d’une dissociation entre les centres supérieurs responsables des activités rationnelles et émotives semblable à une lobotomie fonctionnelle réversible.

 

Un autre exemple intéressant découle des résultats d’une étude sur le rôle des attentes sur l’efficacité des mécanismes inhibiteurs descendants [108]. Dans cette étude, nous avons vérifié l’effet de la modulation des attentes de sujets sains sur l’activité nociceptive spinale (réflexe nociceptif de retrait : RIII), l’activité corticale (potentiels évoqués) et la perception de la douleur. L’étude consistait en la mesure de l’effet du CIDN, suite à l’immersion du bras dans un bassin d’eau froide (12 °C) pendant deux minutes, sur une douleur thermique sur le bras opposé. Les sujets de deux groupes recevaient des suggestions opposées pour renforcer leurs attentes d’analgésie ou d’hyperalgésie de la procédure. Dans le groupe avec attentes d’analgésie, la perception de la douleur a été dimi- nuée de plus de 70 %. De même, l’activité spinale et corticale était elle aussi réduite de façon significative. Dans le groupe avec attentes d’hyperalgésie, l’effet a été complètement renversé. La douleur n’a aucunement été réduite et il en était de même pour l’activité spinale et corticale. Ces données font ressortir à quel point la composante cognitive joue un rôle déterminant dans la douleur, mais aussi dans les réponses analgésiques.

 

Finalement, il est de plus en plus évident que la plasticité cérébrale contribue à la perception de la douleur et même à la chronicisation de celle-ci. Il est notable de voir que la stimulation de certaines structures nerveuses des centres supérieurs peut reproduire des expériences passées de douleur avec une importante composante émotive. Le plus intéressant est que ces sensations ne sont reproduites que chez les sujets ayant déjà vécu ce type de douleur, une consta-tation qui plaide en faveur d’un système sensori-limbique de mémorisation de la douleur.

 

Dans certaines douleurs chroniques, on rapporte des changements de volume de la matière grise corticale. Des études chez des patients souffrant de fibromyalgie, de lombalgie ou de maux de tête trouvent des changements de la matière grise et blanche ou des réductions de connectivités des régions corticales associées à la douleur comme, par exemple, le CCA, le CIs et le cortex préfrontal. Heureusement, il semble que ces changements structuraux puissent être renversés quand les traitements sont efficaces. Fait intéressant, ces modifications corticales peuvent se produire très rapide- ment et sont liées à des caractéristiques personnelles. Dans une étude où des stimulations nociceptives ont été répétées tous les jours sur une période de onze jours, les sujets sains qui présentaient le plus de sensibilisation – plus de sommation temporelle – ont eu une réduction significative de la densité de la matière grise dans le cortex cingulaire antérieur, le cortex insulaire et le cortex frontal en comparaison avec les sujets qui ne présentaient pas cette sensibilisation. Ces résultats soulèvent la possibilité que certains sujets (les sensibilisateurs) peuvent être plus enclins à développer une douleur chronique que d’autres.

Conclusion

Trop de patients se retrouvent encore avec des douleurs intenses qui perdurent sans lésions apparentes et pour lesquels les approches pharmacologiques et non pharmacologiques conventionnelles sont inefficaces. C’est généralement dans ces conditions qu’on en arrive à proposer des approches neurochirurgicales. Il faut garder un esprit critique face à des approches invasives comme les neuro- chirurgies lésionnelles ou même les stimulations fonctionnelles. Cependant, quand on compare l’efficacité de ces approches avec d’autres approches théra- peutiques, on doit aussi garder à l’esprit qu’il s’agit généralement de patients chez qui toutes les autres approches ont été inefficaces.

 

Comme nous venons de le voir, la douleur est la résultante de plusieurs mécanismes endogènes – excitateurs et inhibiteurs – qui pourront moduler les afférences nociceptives en les amplifiant ou les réduisant. C’est généralement par une action sur ces mécanismes que les approches neurochirurgicales de la douleur tentent de soit réduire les afférences nociceptives en leur coupant le passage – approches lésionnelles – ou en tentant de stimuler des régions inhibitrices – approches fonctionnelles. L’évolution de ces approches et leur choix selon la problématique spécifique dont souffre le patient sont donc totalement tributaires de nos connaissances de la neuroanatomie et de la neurophysiologie.

Extrait de "Chirurgie de la douleur" Ed. Lavoisier avec l'aimable autorisation du Pr Serge Marchand