Histoire de la psychochirurgie

La psychochirurgie est née de la nécessité de prendre en charge des patients souffrant de pathologies mentales en impasse thérapeutique. Le neurologue portugais Moniz fut l’un des fondateurs de cette spécialité, avec la mise au point, en 1935, de la leucotomie frontale, couronnée par le prix Nobel une quinzaine d’années plus tard. Au début des années 1950, la psychochirurgie connaîtra son apogée avec plus de soixante mille interventions réalisées dans le monde.

Cette chirurgie des lobes frontaux connaîtra, à partir de cette époque, deux évolutions parallèles : d’une part la simplification, avec la leucotomie transorbitaire popularisée par l’Américain Freeman, qui rendra ce geste réalisable en ambulatoire et donc à grande échelle ; d’autre part la recherche d’une plus grande sélectivité des lésions, les interventions précédentes, réalisées à l’aveugle, étant responsables d’une lourde morbidité associant altération cognitive et mutilation de la personnalité. Parmi ces interventions plus ciblées, certaines, comme la capsulotomie ou la cingulotomie, restent d’actualité. L’avènement de la psychopharmacologie et ses premiers succès viendront, dès 1955, ralentir considérablement le rythme de ces interventions.

À la fin des années 1960, l’échec de la médication chez certains patients et les progrès de la chirurgie, notamment de la stéréotaxie, entraîneront un regain d’intérêt pour la psychochirurgie. Celui-ci sera de courte durée : la survenue d’abus, une opinion déjà échaudée et la crainte d’une société « psychocontrôlée » aboutiront à un encadrement très strict voire à son interdiction dans plusieurs pays.

À partir de 1999, le succès de la stimulation cérébrale profonde, une nouvelle technique réversible et adaptable, dans le traitement de la maladie de Parkinson, est venu offrir de nouveaux espoirs thérapeutiques chez les patients souffrant de pathologie psychiatrique sévère comme les troubles obsessionnels compulsifs. Aujourd’hui, ces nouveaux traitements par neuromodulation viennent écrire une nouvelle page de l’histoire de la psychochirurgie.

Partie I - Prémices d’une chirurgie de l’esprit

Du premier crâne trépané à Hippocrate

Le premier crâne portant des stigmates de trépanation remonte à la période néolithique, soit 5100 ans avant notre ère. Et si l’on ignore les motifs de cette intervention, on sait néanmoins que le « patient » survécut, comme en témoigne le processus de cicatrisation osseuse autour du trou de trépan. Des traces de telles interventions ont été retrouvées sur tous les continents : en Europe, Sibérie, Afrique du Nord, Abyssinie, Mélanésie, Nouvelle-Zélande, au Pérou et en Bolivie, avec un certain degré de finesse.

Il faudra attendre 1500 avant J.-C. pour obtenir les écrits des premiers chirurgiens de la Haute Antiquité qui trépanaient « pour donner issue à l’esprit emprisonné dans le corps » et « soulager les douleurs, la mélancolie ou libérer les démons ». Hippocrate lui-même posa, le premier, les indications du trépan et décrivit l’instrumentation nécessaire et le mode opératoire. 

Hippocrate (460-370)
Hippocrate (460-370)

Galien (129-201), médecin grec de l’école des gladiateurs à Pergam, établira les premiers rudiments de la neuroanatomie grâce aux « fenêtres sur le corps », offertes par les plaies des combattants. Ses connaissances anatomiques le pousseront à de nombreuses opérations audacieuses où il abordera, notamment, la chirurgie du cerveau. Cet organe qu’il qualifia de « Prince des viscères » représentait, pour le savant grec, le centre du raisonnement, de la conscience et des sensations. Une conception nouvelle et divergente de la pensée aristotélicienne qui situait le siège de la pensée et des sentiments au niveau du cœur.

 

Galien (129-201), médecin grec de l’école des gladiateurs à Pergam
Galien (129-201), médecin grec de l’école des gladiateurs à Pergam

Partie II - Naissance de la psychochirurgie

En 1910, à Londres, le psychiatre Bernard Hollander publie un ouvrage intitulé Les symptômes mentaux des maladies du cerveau tandis qu’à Montréal, William Penfield rapporte en 1935 l’amélioration de symptômes psychiatriques après l’exérèse de tumeurs ou d’abcès cérébraux localisés dans les lobes frontaux. Ces différentes observations tendent à reconnaître aux aires frontales une implication importante dans les phénomènes émotionnels et comportementaux. Le témoignage du neurochirurgien P. Wertheimer en 1950 devant un parterre de philosophes, aide à saisir l’émergence de cette prise de conscience : « Sans la neurochirurgie, sans la documentation qu’elle apporte [...] la psychochirurgie ne serait pas née ; elle en est un rameau plus jeune plus vivace. Mais aux informations extraites de l’observation rigoureuse des malades opérés se sont ajoutées celles que fournissent les plaies craniocérébrales et les traumatismes crâniens affectant les lobes frontaux comme aussi les processus atrophiques évolutifs ». Le célèbre médecin lyonnais ajoute : « Cette documentation allait permettre une appréciation des fonctions du lobe frontal et de la signification des connexions thalamo-frontales. Le territoire préfrontal apparaît comme celui dans lequel s’inscrit la projection de l’individu dans l’avenir ; il est la zone du futur ; il gouverne les idées du moi ; il est le siège des fonctions de prévision et d’introspection. À ces fonctions, le thalamus apporte la composante émotive dont se colorent les idées élaborées dans la corticalité préfrontale. Les malades privés de lobes frontaux sont euphoriques, indifférents, ils manquent d’initiatives comme aussi de sens social. L’intelligence est peu affectée, mais les possibilités de s’élever à la synthèse ou de descendre dans l’analyse sont supprimées. Le seuil de l’affectivité est abaissé. [...]. La chirurgie fonctionnelle supprime l’inquiétude de l’avenir, l’angoisse du lendemain, la pensée de la mort. Elle procure sans doute cette sécurité au prix d’une certaine indifférence, d’une inertie relative. En fait elle détermine un état régressif ; en un langage plus simple elle ramène l’individu sur la terre, elle le met en face des réalités quotidiennes. Elle décolore l’affectif attaché au moi et ramène ce dernier vers l’ambiance, vers le milieu familial ou social. Elle apparaît comme un remède à l’anxiété, à l’angoisse, à l’introspection douloureuse ». Des constatations cliniques qui, quinze années plus tôt, avaient été esquissées à l’université de Yale par les premiers travaux chez le primate menés par Fulton.

Partie III - Consécration et déclin

De 1936 à 1956, plus de soixante mille lobotomies seront réalisées aux États- Unis. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le geste sera même recommandé par la Veterans Administration dans le traitement des anciens combattants victimes de ce que l’on nomme aujourd’hui le syndrome de stress post-traumatique.

Des personnalités connues seront lobotomisée, parmi elles la sœur du futur président américain, Rosemary Kennedy. Accusant un très léger retard mental et un peu délurée selon son père, elle fut opérée d’une lobotomie transorbitaire par Freeman et Watts à l’âge de 23 ans. L’intervention fut un désastre au plan cognitif et Rosemary vécut jusqu’à sa mort, à 86 ans, en institution. Il en fut de même pour Rose Isabel Williams, sœur de l’écrivain Tennessee Williams. La célèbre chanteuse québécoise, Alys Robi, souffrant d’une dépression sévère, sera internée puis lobotomisée à l’hôpital Saint-Michel-Archange de Québec en 1952. Elle retournera à la chanson en 1960 et sera anoblie par la reine Elisabeth II en 1985 pour sa défense du droit des malades mentaux. Parallèlement aux indications psychiatriques, les interventions de lobotomie seront également proposées à des patients souffrant de douleurs incurables, afin de les soulager de la composante émotionnelle des manifestations douloureuses. Dans les dernières semaines de sa vie, Evita Perón, icône et symbole de l’Argentine du XXe siècle bénéficiera, en 1953, d’un geste de lobotomie à visée antalgique. Cette intervention, réalisée dans le plus grand secret par Poppen, aurait permis de soulager l’épouse du chef d’État argentin de l’anxiété et des douleurs insoutenables liées à un cancer utérin métastasé aux os. L’acteur hollywoodien le mieux payé de sa génération, Warner Baxter, décéda des suites de ce geste en 1951 ; l’indication chirurgicale avait été posée en raison de douleurs arthritiques rebelles.

La consécration par le Nobel

En 1949, l’Académie de Stockholm décerne au neurophysiologiste suisse Walter Hess et à Egas Moniz le prix Nobel de physiologie et médecine. Tandis que le premier se voit honoré pour ses travaux sur la compréhension des mécanismes neuronaux impliqués dans les émotions, le second est couronné pour « la découverte de la leucotomie dans le traitement de certaines psychoses ». La notoriété politique dont jouit Moniz et ses travaux reconnus sur l’angiographie cérébrale ont, semble-t-il, été déterminants dans la décision de l’Académie. Quoi qu’il en soit, la technique de la lobotomie était dorénavant consacrée.


Partie IV - L'avénement de la neuromodulation

Dispositif de stimulation cérébrale profonde (boitier de neurostimulation et son électrode intracérébrale)
Dispositif de stimulation cérébrale profonde (boitier de neurostimulation et son électrode intracérébrale)

À la fin des années 1980, l’opinion publique avait détourné son attention de la psychochirurgie, et il ne restait plus, dans le monde, que quelques rares équipes à pratiquer des interventions chez des patients souffrant de pathologies psychiatriques aux États-Unis, à Londres, Madrid, au Benelux, à Sydney, Stockholm, Paris. Chaque centre s’était spécialisé plus particulièrement dans un type de procédure, telle la cingulotomie au MGH à Boston, la tractotomie sous-caudée au Brook General Hospital de Londres, la capsulotomie à l’Institut Karolinska ou la leucotomie limbique à l’Atkinson Morley’s Hospital dans le sud de Londres.

 

Dans un petit ouvrage consacré à la neurochirurgie, Philippon résumera : « L’expérience acquise des lésions très sélectives a montré que celles-ci pouvaient être très efficaces avec un minimum d’effet secondaire. Cette sélectivité des lésions peut être réalisée à la fois par des procédés stéréotaxiques associant une parfaite définition anatomique, et par le contrôle du volume lésionnel, que celui-ci soit obtenu par électrocoagulation, réfrigération ou par des éléments radioactifs. Les sites lésionnels ont été également plus précisément définis et concernent dans la majorité des cas la partie inféro-interne du lobe frontal. Les indications doivent être extrêmement précises et la névrose obsessionnelle en est le meilleur exemple ». Dans ce même opuscule de 1986, le neurochirurgien ajoute : « La possibilité d’utiliser des techniques de stimulation de cibles nerveuses et non de destruction (de façon un peu analogue à ce qui s’est passé dans le traitement chirurgical de la douleur) reste pour le moment purement théorique ».

 

Pourtant, la même année, l’équipe française du neurochirurgien A.-L. Benabid, parviendra à traiter efficacement des malades atteints de la maladie de Parkinson par l’implantation d’électrodes au niveau du thalamus, puis viendra le tour du tremblement, de la dystonie généralisée. Par cette nouvelle technique, des électrodes de stimulation sont mises en place de façon stéréotaxique et sont, grâce aux progrès de la miniaturisation, raccordées à un boîtier de stimulation enfoui sous la peau. L’école de Grenoble démontre qu’avec une stimulation électrique de haute fréquence, l’on peut induire un effet voisin de celui provoqué par une lésion. La nouveauté et la supériorité de cette technique sur les interventions classiques de psychochirurgie lésionnelle tiennent à son action réversible et adaptable.

 

Le neurochirurgien belge Nuttin, entrevoyant le potentiel de cette technologie, sera, avec son équipe de Louvain, le premier à s’attaquer au traitement par stimulation cérébrale profonde d’un patient souffrant de troubles obsessionnels compulsifs en 1999. Pour cela, l’équipe louvainiste reprendra la cible du bras antérieur de la capsule interne décrite exactement cinquante années auparavant par Talairach et Leksell. La même année, une équipe frontalière, celle de Visser-Vandewalle, obtiendra un résultat clinique encourageant après stimulation du thalamus chez un patient souffrant d’un syndrome de Gilles de la Tourette.

 

Avec le succès de ces deux interventions, un nouveau chapitre de l’histoire de la psychochirurgie venait de s’ouvrir, celui de la neuromodulation.

 

 

 Dr Marc Lévêque ® (Illustration Chapodesign) - Extrait de Psychochirurgie (Ed. Lavoisier)